Le Festin, 2005
Le vin, l'audace ?
Quelques designers et graphistes de Gironde tentent d’insuffler du caractère à l’image
un peu figée des grands crus. Matières précieuses ou typographies chics renouvellent
en douceur la panoplie de l’amateur de Bordeaux.
Longtemps cantonné dans une tradition
pérenne, le monde des vins – et en particulier le
vignoble bordelais, érigé en modèle – semble
aujourd’hui, sous des poussées diverses, ouvrir une
brèche. Des tentatives isolées augurent de ce que
pourrait être dans quelques décennies le nouveau
paysage. Logotypes, étiquettes, emballages, crachoirs,
stands… sont ici et là confiés à des graphistes ou à des
designers qui remodèlent, non sans risques, des
effigies ancestrales par trop figées. Simplifier est la
règle, mais en douceur.
Poussez l’esperluette
Ainsi en est-il de « Mestrezat et domaines »,
négociant en vins, dont l’identité visuelle a été rajeunie
par l’agence Ambodexter. Un M conquérant, accolé par
l’esperluette (le &) au d, en bas de casse1, des
domaines, conforté à l’arrière-plan par le blason2,
redessiné, dont certains motifs repris en filigrane
courent sur toute la surface de l’emballage. Voilà un
compromis heureux entre modernité et tradition.
Ainsi en est-il des tonneliers Demptos et Treuil ou
du traiteur Humblot, trois logos conçus par le graphiste
Franck Tallon avec un parti pris typographique. Un D
ample, repris au monogramme d’origine de la firme,
mais retravaillé à la manière des grandes marques
françaises de luxe, suffit à identifier Demptos. Pour
Treuil, un T vigoureux, érigé comme un arbre, doublé
d’un second T, au motif triadique, qui évoque à la fois
le feu, nécessaire à la tonnellerie, et la vitalité de
l’entreprise.
Humblot est construit sur un contraste typographique
entre des caractères stricts, cousins modernes
des lointains Didot ou Bodoni à la mode à la fin du XVIIIe
siècle, et un motif dansant calligraphié. Rigueur,
dynamisme, stabilité, joints au mouvement chorégraphique
du geste, qualités requises pour un traiteur
de renom.
Le ton est plus agressif avec le logo dessiné pour
« Les Grands Crus », courtiers en vin (agence
Ambodexter). L’audace chromatique ne laisse pas
d’étonner. Entrelacs de caractères, accouplement
ternaire du noir, du rouge et du blanc-gris, « filières»
échappées du blason qui sillonnent en aplat les
documents, jeu avec les échelles des différents corps
de lettres, tout excite l’oeil.
L’éthique de l’étiquette
On sait l’impact de l’étiquette. Au supermarché, à
la cave ou sur la table, cette modeste surface
scripturale, très souvent ornée de motifs et
d’armoiries, sert de marque de reconnaissance
assurant au château sa notoriété. Liée à son double
support (bouteille et papier) et au contexte d’usage,
l’étiquette, anticipant visuellement le goût du vin,
est aussi promesse de plaisir, doublée d’une éthique
sociale de la table. Ces divers types de messages aux
rhétoriques entrecroisées compliquent l’organisationvisuelle du document.
Venue de l’estampille, magnifiée avec le développement
de l’impression lithographique, tributaire
d’une imagerie XIXe siècle dont elle n’arrive pas à se
départir, l’étiquette est restée très longtemps l’apanage
des imprimeurs3. Quelques graphistes s’ingénient
aujourd’hui à proposer des stratégies d’habillage
plus contemporaines.
S’atténuent alors les représentations figurées du
terroir, portail du château, rangée de vignes… et les
armoiries compliquées. La plupart du temps, l’accent
est mis sur le lettrage, véhicule fondamental de
communication.
Franck Tallon, par exemple, pour Gracia, a privilégié
un caractère typographique, ferme et gras, sans
empattement4, simplement redoublé par une ligne
fine, telle une ombre portée. Seule concession à la
tradition, les filets qui soulignent le nom du cru et les
angelots en vignette. Même principe pour La Rose
de By où la composition repose sur des caractères
bâtons (linéales) contrastant avec des caractères à
empattement plus classiques, confortant l’idée d’un
vin racé.
Depuis 1980, dans le sillage de Mouton Rothschild5,
le château Siran (appellation Margaux) s’est également
attaché des artistes, peintres ou illustrateurs, pour
renouveler ses étiquettes. Il se voit aujourd’hui
proposer par l’agence Captain Studio une rénovation
assez radicale pour un de ses crus, le château Saint-
Jacques. Exit la représentation vieillotte du pèlerin au
bâton, chamboulée la composition. Le nom seul du
château est conservé, mais redessiné, à la verticale,
dans une graphie aristocratique, souple, nimbée d’or.
Réponse graphique intelligente de la part de l’agence
qui, tout en ne cassant pas l’imagerie attachée aux
Médoc (lettres dessinées, présence de l’or…),
compose avec chic une étiquette qui n’a pas à rougir
à côté de styles plus ouvertement contemporains.
C’est ce savoir-faire habile qui permet à Michel
Naroyan, directeur du studio, d’enlever les décisions
des châtelains et des négociants.
Ailleurs, Naroyan s’aventure carrément dans une
recherche en dehors des codes traditionnels. Avec le
P’tit lousteau, il offre, en guise d’étiquette, un vide
circulaire, laissant entrevoir la claire robe de ce rosé.
Pour étancher les soifs d’été
Destiné à l’origine à l’exportation, Club – une cuvée
du château de Cadillac – fait une percée inattendue
sur le marché français. Identité jeune et conviviale,
vin de qualité mais abordable, bien adapté aux
nouvelles exigences de consommation. Une prise de
risque graphique de la part du studio Devezaud, bien
récompensée.
Un bon et juste rouge, qui s’est lentement élevé
jusqu’à l’excellence, l’air de rien, un rosé prometteur,
distillant des voeux pieux, comme les politiques savent
le faire, un blanc nuptial, « lunes de miel », placé
sous les auspices d’une constellation d’étoiles, trois
crus qu’un vigneron passionné et exigeant, François
des Ligneris, a fait naître dans le Saint-Émilion.
Les noms sur les étiquettes que le propriétaire a luimême
dessinées signent la philosophie du domaine :
respect d’un terroir et de ses temporalités, choix de
méthodes de vinification écologiques. Dans la nature
des choses.
Stands & crachoirs
Du côté des stands, deux propositions hardies,
chacune à leur manière.
Pour Demptos à Vinitech, en 2003, l’architecte
Fabien Pédelaborde crée un univers polysensoriel,
synthèse conjointe des étapes de fabrication du
tonneau et des savoir-faire spécifiques de cette vieille
famille de tonneliers excellant dans l’art de recevoir.
Un espace chaleureux, convivial et aromatique, ceintd’une cloison de bois cylindrique de près de dix mètres
de diamètre. L’audace réside là, dans le soin apporté
à une réalisation de très grande qualité dans un univers
technique dont ce n’est pas généralement la priorité.
À l’opposé, minimal et blanc immaculé, le stand
conçu par le studio Philippe Devezaud pour Jean-
Michel Cazes du château Lynch-Bages à Vinexpo
procède d’un autre parti, plaçant le commanditaire
dans la sphère de l’art contemporain. Un havre de
calme parmi les débauches d’or et de rouge clinquants
et convenus.
Quant aux crachoirs, trois propositions originales.
À Carignan-de-Bordeaux, Fabien Pédelaborde a
dessiné pour le pavillon de dégustation de Ginestet
un long parallélépipède en bois – du medium foncé –
habillant une cuve en zinc formant un V. Au fond,
une gorge permet de faire couler l’eau en permanence
et de chasser les odeurs résiduelles. Muni de
couvercles, ce crachoir fait aussi office de console, dans
la même unité architecturale dépouillée que le comptoir
et la vinothèque qui lui font face.
Optant pour une version individuelle, le designer
Vincent Poujardieu fait dériver son crachoir de l’aquarium.
Hygiénique autant qu’inattendu.
Le troisième exemple offre une déclinaison typique
de la démarche de
tout bon créateur. À
l’origine, Jean-Michel
Bertrand reçoit une
commande de cendrier
pour un usage collectif
dans les halls d’exposition.
Une poterie aux lignes
épurées, généralement destinée aux
jardins d’ornement, lui sert d’inspiration. Il suffit
ensuite d’aménager l’intérieur du vase pour recueillir
cendres et mégots et d’opter pour un autre matériau :
l’acier inoxydable. Première mutation. Avec une capacité
de collecte supérieure, l’objet est aussitôt décliné
en poubelle. Enfin, dernier avatar, et non des moindres,
il devient un superbe crachoir de dégustation,
de belle facture contemporaine.
Lectures spirituelles avec Umberto
Le nom du lutrin dessiné par Vincent Poujardieu
rend hommage à Umberto Eco. Avec sa jambe un peu
dégingandée et son plateau incliné, « Ce soir l’âme du
vin…»6, il pourrait bien tout droit sortir d’Au nom de
la rose7. Avec son pied en inox poli façon miroir, sa
tablette en bois d’érable naturel et la corne-vase qui
le surmonte, il est pourtant bien un objet contempo-rain. Simplement, rare de son espèce.
Excepté Vincent Dubuisson8, ce type de
meuble semble, en effet, avoir peu inspiré
les designers. Démontable, corne amovible,
Umberto séduit par son élégance, sa légèreté
et ses usages multiples. Support pour
livres de cave, pour dictionnaires des vins
et spiritueux ou pour quelques grimoires
maison consignant des assemblages de
cépages tenus secrets ; pupitre pour conférences
savantes dans des congrès vinicoles ou
sellette à usage privatif, exhibant des livres aimés
qu’on feuillette à plaisir entre convives, en goûtant un
cru estimé, ce lutrin répond à toutes ces fonctions à
la fois.
Soufflée bouche par le maître verrier Alain Guillot
– meilleur ouvrier de France 2004 –, la corne en verre
clair moucheté de blanc, repose sur un support autonome
qui en fait un vase à part entière pouvant aussi
se poser sur une table ou une cheminée.
Forme fétiche, espoirs de bonnes récoltes ou
support de sourdes rêveries. Lutrin-symbole.
L’orfèvre du vin
Le rituel du vin ne
saurait être complet sans
les accessoires indispensables
que sont la pipette, le tastevin, le dessous de
bouteille et le tire-bouchon. De ces objets fonctionnels,
l’orfèvre Roland Daraspe fait des pièces d’exception,
en argent massif. Tire-bouchon et pipette ont
la pureté d’une sculpture de Brancusi. Le dessous de
bouteille, au socle en acajou, est orné de cornaline ou
de lapis-lazuli. Les reflets de la lumière sur le tastevin
plongent le goûteur dans de profondes délices.
Sobriété et élégance des formes, majesté des matériaux,
soin apporté à l’exécution, tout élève ces objets
utilitaires au rang d’oeuvres d’art. C’est pourquoi, au
quotidien, l’usager qui utilise ces instruments les
manipule avec respect. Il se prend à raffiner chaque
geste, à cultiver la délicatesse de la prise en main
pour voir son plaisir décupler.
Des changements significatifs exigeraient toutefois
plus de culture généralisée dans le domaine du
graphisme, de l’architecture et de l’objet. De nouvelles
pratiques autour du vin et de la table pourraient bien
alors avoir raison de la sacro-sainte tradition.
B O R D E A U X , L’ A R T D U V I N • 17