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29 octobre 2010 5 29 /10 /octobre /2010 23:49

DENISE SABOURIN

 

 

                              « Qu’est-ce qu’un événement ? C’est ce qui a déchiré quelque chose. »

                                 Dominique Desanti in Cause Commune, n°2, 1972.

 

 

Denise Sabourin construit des évènements artistiques en prise avec le réel. Elle ausculte l’univers qui l’entoure et propose une création en interaction avec lui. Contextes, circonstances nourrissent son art. Il ne s’agit plus de dire cette réalité, selon les formes classiques de la représentation, mais d’établir un rapport direct entre l’œuvre et le monde tel qu’il va.

Les occasions de dialogue sont inépuisables. Le passage d’un artiste dans sa ville, la commémoration d’un écrivain, la rencontre avec un défenseur d’une cause écologique ou politique…tout est matière à déclencher une action. Servie par une remarquable faculté à saisir l’évènement, elle impulse avec beaucoup de vivacité un projet qui, intégrant les données de l’actualité, va offrir un ample développement créatif.

 

Pour ce faire, Denise entre en relation avec des acteurs divers susceptibles de jouer sur son registre.

Elle se situe dans une dynamique de connexion, sollicitant l’autre, suscitant son intervention, engendrant des espaces rhizomatiques  aussi illimités qu’inattendus Son atelier vit au rythme du monde.

 

JEUX PLURIELS

Venus exposer à La Rochelle, lieu de résidence de Denise Sabourin, la photographe chinoise Jiong ZHU et  le Polonais Tadeuz Walczak…par exemple, se sont prêtés à son jeu, dynamisés par le bonheur d’expérimenter ensemble.

L’une  parie avec malice sur les Jeux Olympiques, l’autre diffuse, comme un palimpseste, son travail pictural (des portraits) en reprenant à Witkacy, son compatriote, les fameux symboles codés qu’il apposait sur ses tableaux. Cela nous vaut une belle œuvre collective, virtuellement enclose  par l’artiste rochelaise dans un parallélépipède traité en transparence qui renvoie au vécu de l’artiste polonais.

D. Sabourin ne pouvait rester insensible au débat sur l’ours pyrénéen et sa rencontre avec le militant et poète André Cazetien  lui suggère une réflexion qui va bien au-delà du simple jeu de mots inscrit sur sa toile : « On a perdu la grande ourse ».

D’autres fois, ce sont les élèves de Denise Sabourin qui collaborent au projet de leur professeur (1). Ainsi un colloque sur l’écrivain français Gaëtan Picon et, plus particulièrement ses écrits sur le portrait de Mme Moitessier par Ingres, ont donné lieu à un travail plastique où le navigateur éponyme, bien connu à La Rochelle, trouvait aussi sa place.

Quant au mât-éolienne,  il a engendré une formidable synergie entre étudiants, détenus, artisans et grand public, propice à réactiver un élan dynamique et porteur de progrès, à la manière de Gandhi. Une vidéo garde trace de ce moment mémorable.

Ainsi oeuvres collectives et œuvres individuelles trouvent un subtil équilibre.

 

ENGAGEMENT

Immergé dans le concret, le propos ne peut être qu’engagé. Il dénote une prise de conscience, une volonté d’agir, des objectifs à atteindre. L’œuvre en tant que production d’évènements ouvre des des pistes de réflexion, relance des questionnements.

D’action en action, le potentiel critique et esthétique de la pratique artistique est ainsi révélé. Il importe à Denise Sabourin de donner de l’épaisseur et du sens à notre vie actuelle, broyée par la vitesse et l’urgence.

 

 

 

RITUEL

Conjugaison à plusieurs, l’œuvre vaut aussi par ses temps successifs, ses rebonds et ses réseaux.

Le plus souvent, il y a eu, au démarrage de chaque projet, un protocole ritualisé pour lequel Denise requiert le concours d’un praticien de médecines orientales. Le champ énergétique du patient, sollicité en certains points, libère tout un potentiel d’images, de couleurs et d’expressions verbales, « racines en pleine croissance, gorgées de sève » (2), qui deviennent les matériaux privilégiés du report sur la toile.

 

 

GAZE EN DIPTYQUE

Le support utilisé, une gaze chirurgicale au format constant de 2m x 2m, identique d’une œuvre à l’autre, agit comme un réceptacle. Le recours à ce type de textile n’est pas fortuit. Lié à un moment douloureux de l’histoire personnelle de Denise, cette étoffe légère et transparente s’est naturellement imposée, tant elle était chargée de significations. Panser, se panser mais aussi  recueillir, voire receler.

 

Toutes les œuvres qu’elle crée revêtent la forme d’un diptyque, chaque pan correspondant à deux scansions temporelles spécifiques. Version moderne du symbole grec.

Le premier panneau recueille les mots-maux révélés, lors de l’entretien médical .Ils témoignent d’un vécu, d’une expérience,  ils font émerger des pensées, des émotions, des désirs qui mettent en branle l’action.

 

 

APPROPRIATION

            « C’est le passage du pont qui seul fait ressortir les rives comme rives »  Martin Heidegger. 

 

La gaze, ainsi chargée de signes, est donnée au partenaire, selon les termes d’un protocole d’accord qui en fixe,  plutôt que l’usage, la fonction prophylactique autant que charismatique. Restaurant, en quelque sorte, les rites de passage ancestraux (3), c’est bien d’une mission que le porteur se trouve  investi : celle de communiquer et de provoquer une prise de conscience. Aussi Denise Sabourin suggère t-elle une mise en mouvement de l’œuvre, une intervention d’ordre collectif, une mini-performance, qui recréera du lien social. . « Les performances », dit David Le Breton, «  sont un discours sur le monde…elles ébranlent la sécurité du spectateur… » (4)

Toutefois, une grande liberté chorégraphique est laissée au protagoniste. Bien que de dimensions constantes, la gaze est polymorphe. Laissée libre, elle est bannière, voile…; coupée, plus ou moins ajustée aux contours du corps, elle devient kimono, caftan ou djellaba. Etendard, enveloppe matricielle, cuirasse protectrice ou manteau d’apparat donnant un sentiment de puissance, ces œuvres collectives sont de véritables territoires d’expression.  Le moment de l’appropriation est primordial. Métamorphosée dans son apparence physique, l’identité du porteur est profondément  redéfinie, jusqu’à provoquer une véritable « conversion » de l’être.    

Les lieux choisis sont aussi révélateurs d’une démarche propre. Jiong Zhu s’exhibe dans un aéroport, lieu de connexions s’il en est. Tadeusz, dans les neiges polonaises, emporté par l’ampleur du manteau, semble voler au-dessus d’obus –de simples buses de fontaine, gelées-. André Cazetien fait œuvre de mémoire collective en  brandissant son poème à l’ourse Cannelle devant certaines cimes pyrénéennes particulièrement chargées d’histoire.

 

 

 

LE DIT DE LA BRODERIE

Le pan droit de la gaze, traversé d’une inscription écrite, rebrodée,  révèle le devenir ultérieur de l’œuvre. Les images de ce panneau sont traitées par un laboratoire parisien selon un procédé qui donne une volontaire et symptomatique apparence d’imperfection : nos technologies modernes, si performantes qu’elles soient, ne peuvent assurer une communication parfaite.

Denise Sabourin tient également à utiliser la technique séculaire qu’est la broderie (5). La valeur du fait main, certes, mais aussi l’autre rapport au temps que ce travail d’aiguille instaure. On pense aux techniques de marquage des trousseaux d’autrefois, éléments non négligeables des patrimoines familiaux. Viennent aussi à l’esprit les scarifications rituelles, surfaces de peaux labourées. La cicatrice est ici dans la chair du tissu. Traces qui immortalisent  des énoncés. Brochés très en relief, ces écrits brodés redoublent de présence.

 

Ce panneau droit du diptyque est généralement la partie destinée à affronter l’espace public. Il a pour fonction de délivrer un message à la collectivité, voire au monde. Il n’est pas innocent que le support soit plan, surface adéquate pour l’inscription de signes.

Soumise par principe à variations, à rebondissements, l’œuvre se prête ainsi à des usages divers, à des affectations non limitatives. Elle étend son champ d’action hors des territoires jusque-là consacrés à l’art. Les barrières entre l’artiste et son public sont alors abolies.

 

 

LA FABRIQUE  DE  SOI  

Le dispositif mis en place et pratiqué par Denise Sabourin est tout d’abord une quête personnelle. Que puis-je faire avec les autres ? Il s’agit de construire une relation permettant de délivrer un message accessible, intelligible au plus grand nombre. L’échange vivifiant,  source d’invention, contre le morcellement de soi et contre la solitude. Face à l’incommunicabilité ambiante, des possibilités d’ouvertures. Il y a ensuite la préoccupation de changer non seulement son regard, mais de modifier attitude et comportement face à l’enlisement de la banalité journalière et d’accomplir ainsi une transformation poétique du quotidien. Son œuvre innerve la res publica, la chose publique.

 

On pourrait imaginer que soit réuni un jour l’ensemble des gazes imprimées et brodées.

Images et textes révèleraient  le répertoire des engagements successifs de Denise Sabourin, dont, détentrice de la fameuse scytale (6), elle est la seule aujourd’hui à avoir la vision globale. Il faudrait alors convoquer aussi tous ceux et celles qui ont construit avec elle cette immense texture et restaurer l’affectivité commune qui les liait .

Mais laissons les récapitulatifs aux historiens. « Toute la force du temps se condense dans l’instant novateur où la vue se dessille », disait Gaston Bachelard et nous lui donnons raison.

 

 

Roseline Giusti – Wiedemann

Professeur associé, Université de Bordeaux3

 

 

(1) Denise Sabourin, agrégé d’arts plastique  enseigne au lycée Valin de La Rochelle.

(2) Selon les termes mêmes de Denise Sabourin.

(3) Dont  David Le Breton déplore la perte in  La peau et la trace, ed. Métailié, 2003, p. 42 » Nos sociétés ne connaissent aucun rite de passage, elles ne sauraient par ailleurs quoi transmettre ».

(4) Ibidem p.100.

(5) La broderie est la plupart du temps réalisée par l’Atelier du Bégonia à Rochefort ou le lycée professionnel Jamain de Rochefort. Pour l’œuvre avec la photographe Jiong ZHU, le travail est fait en Chine.

(6) Bâton d’une grosseur déterminée sur lequel on enroulait les lanières servant à écrire les dépêches d’Etat de Sparte ; illisible une fois déroulée, la dépêche ne pouvait être lue que roulée sur un bâton de même grosseur.

 

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